Extrait "PEKIN EST MON JARDIN", Lisa Bresner Aujourd'hui j'ai eu treize ans, mon père est parti de chez nous, il m'a promis de revenir pour m'emmener en Chine avec lui. Lundi, il
faisait froid, un peu nuit, tombée très vite, ce
n'était déjà pas normal. (J'écris ce journal sur mon cahier de maths. Ce n'est pas mon préféré, mais c'est le seul qui soit encore vierge. Il n'est pas à spirale et si j'arrache une page ça se voit tout de suite. C'est comme ma mère, elle sait toujours si j'existe même si elle ne me voit pas.) Avant que
mon père parte, ma mère avait l'habitude de faire
une sorte d'appel tous les matins, comme à l'école.
Puisque je répondais présente, même si je
bâillais dans le couloir, elle se disait : "Tout va
bien, ma fille n'a besoin que de moi. Je lui suffis !" Le matin
de ce lundi-là, mon père était venu près
de mon lit pour me dire la plus belle chose de ma vie : Si j'écris, c'est aussi parce que je ne vais pas faire mes devoirs ce soir. Je n'ai rien appris aujourd'hui. Les blouses courtes (c'est comme ça que j'appelle mes profs) racontent que j'ai trop d'imagination, mais que je ne suis pas encore un échec scolaire. Ils m'ont rangée dans la catégorie des cas à surveiller. Je ne réponds jamais aux énoncés quand il faut. A un devoir de maths, je transcris mon morceau de flûte, à un devoir de français, je dessine l'appareil cardiaque d'une grenouille, au cours de gym, je récite des poèmes. Les blouses courtes s'échangent mes copies et j'ai finalement de bonnes notes. Malgré tout, je sais que la conseillère d'orientation insiste pour que je rencontre un Spécialiste très prochainement (on devrait recevoir un courrier de l'école qui nous dira si la décision a été votée ou non). De mon côté, je ne m'inquiète pas du désordre que je mets dans mes matières, car mes parents c'est pire, ils confondent les personnes ! Papa me prend pour un garçon et maman pour elle-même. Quand je suis née mon père a dit à tous ses amis que je m'appelais Victor. Maman a reçu des tas de bavoirs brodés en bleu à ce nom-là, des serviettes de toilette imprimées "Victor" et une gourmette en or gravée "V. B. 29. 10. 1971" (cadeau d'une amie de papa). De la chambre de sa clinique, ma mère a vu un feu d'artifice qui lançait dans le ciel des lettres phosphorescentes du prénom que ma mère ne m'avait pas donné puisqu'elle en avait choisi un qui lui appartenait déjà. Elle m'a appelée par son deuxième prénom, celui que sa propre mère avait choisi pour elle. Au fond, elle voulait que je m'appelle exactement comme elle, mais pour sauver les apparences elle a pris le prénom juste à côté du sien sur sa carte d'identité. Peut-être que quand elle a accouché, elle ne se souvenait plus de ses autres prénoms, et qu'elle a téléphoné à la police pour s'en souvenir. Elle aurait pu appeler la mairie, mais comme je n'arrête pas de penser à la police en ce moment, on peut croire que c'est un commissaire qui lui a répondu : Vous
vous appelez Alice, Lucette, Ma Enfin, même après tout ça, mes parents ne se sont pas mis d'accord pour m'appeler. Papa m'appelle Lulu et maman Lully et parfois Lisette quand elle veut me gronder. Moi, je m'appelle Lu parce que c'est la seule syllabe qu'ils aient gardée en commun. Ils ne lisent pas beaucoup et leurs idées sont pleines des livres qu'ils n'ont pas ouverts, alors je ne leur en veux pas de m'avoir oubliée à la racine. Je me suis
endormie dans les toilettes, mon cahier intime sur les genoux.
Personne n'est venu me réveiller. C'était l'heure
de dîner, j'avais faim. Mais je n'osais pas sortir des
toilettes parce que papa et maman se disputaient encore. Depuis
quand ? Je ne voulais pas le savoir. Et moi, toute seule sur
la lunette ! Ils ne se demandaient même pas où j'étais
passée... Ils s'y prenaient
d'une nouvelle façon pour se faire un câlin et j'ai
voulu faire demi-tour pour aller chercher mes lunettes. Ma mère avait arraché avec ses dents la broderie du tee-shirt et aussi la peau du dessous. Le sang coulait en deux colonnes. L'une se transformait en serpent sur le tissu blanc, l'autre giclait sur le parquet. C'est là que j'ai remarqué une petite marque de pied, c'était le mien. J'ai couru à la cuisine chercher une éponge. Je ne sais pas pendant combien de temps j'ai fouillé dans tous les placards, combien de fois j'ai répété : "Je n'arrive pas à voir sans mes lunettes ! Maman a mordu papa ! Je n'y vois rien ! Il saigne, elle l'a mordu si fort ! Je n'y vois rien ! Où est l'éponge ? Le sang coule, si je ne l'arrête pas, mon cur se videra aussi pour remplacer tout cet amour qui s'en va ! Où est l'éponge, où sont mes lunettes ?" Quand je
suis revenue avec un morceau de drap que j'avais fini par arracher
de mon propre lit, je ne l'ai trouvé nulle part, mon papa.
Maman était restée là, assise sur le parquet,
le dos appuyé contre la porte. Elle n'avait plus de chaussures,
elle portait des collants couleur sable. La pointe et le talon
de ses escarpins étaient aussi rouges que sa bouche. J'ai
essuyé les gouttes de sang sur son menton et elle m'a
demandé : |