Extrait "PEKIN EST MON JARDIN", Lisa Bresner

Aujourd'hui j'ai eu treize ans, mon père est parti de chez nous, il m'a promis de revenir pour m'emmener en Chine avec lui.

Lundi, il faisait froid, un peu nuit, tombée très vite, ce n'était déjà pas normal.
Mais lundi ça ne s'est pas tout à fait passé comme ça.

(J'écris ce journal sur mon cahier de maths. Ce n'est pas mon préféré, mais c'est le seul qui soit encore vierge. Il n'est pas à spirale et si j'arrache une page ça se voit tout de suite. C'est comme ma mère, elle sait toujours si j'existe même si elle ne me voit pas.)

Avant que mon père parte, ma mère avait l'habitude de faire une sorte d'appel tous les matins, comme à l'école. Puisque je répondais présente, même si je bâillais dans le couloir, elle se disait : "Tout va bien, ma fille n'a besoin que de moi. Je lui suffis !"
Moi, je crois qu'elle pensait : "Ma fille me suffit." Et ce n'est pas pareil.

Le matin de ce lundi-là, mon père était venu près de mon lit pour me dire la plus belle chose de ma vie :
­ Je t'ai choisi un cadeau pour tes treize ans, il est déjà payé. On ira ensemble le chercher.
­ Où ? Dis-moi où papa !
Il avait tenu son secret pendant tout le temps nécessaire qu'il consacrait à m'habiller. Collant de laine, jupe qui gratte à cent plis et col roulé avec un autocollant de fée au milieu.
­ Chez Magic Ming bien sûr ! m'avait-il enfin répondu.
Ce magasin est l'endroit de mes rêves. Si je devais me payer un billet d'avion, ce serait pour prendre l'ascenseur de chez moi, tourner à droite, traverser la rue et pousser la porte de Magic Ming, après avoir vérifié que d'en bas je voyais bien les rideaux de ma chambre puisque de ma fenêtre je peux apercevoir le magasin.
Cela m'a fait énormément plaisir parce que je n'ai jamais osé aller chez Magic Ming toute seule. Papa est un prestidigitateur (c'est d'ailleurs un peu son métier, il est cuisinier), car il sait me tenir la main lorsque j'ai peur. Surtout, quelle bonne surprise, il s'est rappelé la date de mon anniversaire avant que je le fasse !

Si j'écris, c'est aussi parce que je ne vais pas faire mes devoirs ce soir. Je n'ai rien appris aujourd'hui. Les blouses courtes (c'est comme ça que j'appelle mes profs) racontent que j'ai trop d'imagination, mais que je ne suis pas encore un échec scolaire. Ils m'ont rangée dans la catégorie des cas à surveiller. Je ne réponds jamais aux énoncés quand il faut. A un devoir de maths, je transcris mon morceau de flûte, à un devoir de français, je dessine l'appareil cardiaque d'une grenouille, au cours de gym, je récite des poèmes. Les blouses courtes s'échangent mes copies et j'ai finalement de bonnes notes. Malgré tout, je sais que la conseillère d'orientation insiste pour que je rencontre un Spécialiste très prochainement (on devrait recevoir un courrier de l'école qui nous dira si la décision a été votée ou non).

De mon côté, je ne m'inquiète pas du désordre que je mets dans mes matières, car mes parents c'est pire, ils confondent les personnes ! Papa me prend pour un garçon et maman pour elle-même.

Quand je suis née mon père a dit à tous ses amis que je m'appelais Victor. Maman a reçu des tas de bavoirs brodés en bleu à ce nom-là, des serviettes de toilette imprimées "Victor" et une gourmette en or gravée "V. B. 29. 10. 1971" (cadeau d'une amie de papa). De la chambre de sa clinique, ma mère a vu un feu d'artifice qui lançait dans le ciel des lettres phosphorescentes du prénom que ma mère ne m'avait pas donné puisqu'elle en avait choisi un qui lui appartenait déjà.

Elle m'a appelée par son deuxième prénom, celui que sa propre mère avait choisi pour elle. Au fond, elle voulait que je m'appelle exactement comme elle, mais pour sauver les apparences elle a pris le prénom juste à côté du sien sur sa carte d'identité. Peut-être que quand elle a accouché, elle ne se souvenait plus de ses autres prénoms, et qu'elle a téléphoné à la police pour s'en souvenir. Elle aurait pu appeler la mairie, mais comme je n'arrête pas de penser à la police en ce moment, on peut croire que c'est un commissaire qui lui a répondu :

­ Vous vous appelez Alice, Lucette, Ma
Et là, elle a dit au commissaire :
­ Je vous remercie, Lucette, ça ira bien comme ça !
C'est ainsi qu'un fonctionnaire de l'ordre public m'a baptisée.

Enfin, même après tout ça, mes parents ne se sont pas mis d'accord pour m'appeler. Papa m'appelle Lulu et maman Lully et parfois Lisette quand elle veut me gronder. Moi, je m'appelle Lu parce que c'est la seule syllabe qu'ils aient gardée en commun. Ils ne lisent pas beaucoup et leurs idées sont pleines des livres qu'ils n'ont pas ouverts, alors je ne leur en veux pas de m'avoir oubliée à la racine.

Je me suis endormie dans les toilettes, mon cahier intime sur les genoux. Personne n'est venu me réveiller. C'était l'heure de dîner, j'avais faim. Mais je n'osais pas sortir des toilettes parce que papa et maman se disputaient encore. Depuis quand ? Je ne voulais pas le savoir. Et moi, toute seule sur la lunette ! Ils ne se demandaient même pas où j'étais passée...
Logique ! Aucun des deux ne pouvait imaginer de :
- me retrouver endormie sur les W.-C. ;
- découvrir un cahier rempli de choses sur eux, encore moins sur les genoux de leur petite fille ;
- se mettre à ma place, ce qui aurait pu annuler celle qu'ils étaient en train de creuser pour nous séparer tous les trois.
Maman criait si fort que j'ai pensé qu'elle avait fait du mal à papa. Quand elle hurle trop c'est toujours parce qu'elle s'en veut. Je suis sortie des toilettes sur la pointe des pieds.
Avant de raconter comment ils se sont disputés, il faut que je parle de mon principal défaut.
Il est venu quand j'ai eu huit ans et que nous avons déménagé de Champigny-sur-Marne pour venir à Paris dans Chinatown.
Mes parents dormaient toujours sur le canapé-lit, ils m'avaient laissé la chambre et offert un bureau à tiroirs secrets. Dedans, il y a toutes les lunettes que j'ai fait semblant de perdre depuis cinq ans. Comme je reviens en classe tous les deux mois avec une nouvelle paire tout le monde croit que je suis riche avec un bel avenir. Je leur explique que c'est à cause de mon travail : "J'écris tellement, vous savez, c'est de la fatigue oculaire !"
Au début, quand j'étais plus petite, la maîtresse trouvait ça très drôle et me souriait. Maintenant au collège, le corps enseignant commence à s'inquiéter. Je me demande sérieusement si le Spécialiste pourra me guérir.
Donc la dispute que j'ai vue, je ne suis pas certaine de l'avoir bien vécue puisque je n'avais pas mes lunettes. (Je les avais laissées aux cabinets avec mon cahier intime.)
J'ai cru voir du sang, des larmes, une bouche tordue, de la salive partout. Papa était plaqué contre la porte tandis que ma mère l'embrassait sur la poitrine. Il portait mon magnifique tee-shirt blanc. Je le lui avais acheté pour pas grand-chose. Mais j'avais brodé sur la poche de gauche le symbole de notre marque de famille : la tortue à cinq pattes !

Ils s'y prenaient d'une nouvelle façon pour se faire un câlin et j'ai voulu faire demi-tour pour aller chercher mes lunettes.
Etait-ce ma myopie ou la réalité ? J'étais incapable de répondre. J'avais compris que leur câlin n'était pas nouveau, il était monstrueux !

Ma mère avait arraché avec ses dents la broderie du tee-shirt et aussi la peau du dessous. Le sang coulait en deux colonnes. L'une se transformait en serpent sur le tissu blanc, l'autre giclait sur le parquet. C'est là que j'ai remarqué une petite marque de pied, c'était le mien. J'ai couru à la cuisine chercher une éponge. Je ne sais pas pendant combien de temps j'ai fouillé dans tous les placards, combien de fois j'ai répété : "Je n'arrive pas à voir sans mes lunettes ! Maman a mordu papa ! Je n'y vois rien ! Il saigne, elle l'a mordu si fort ! Je n'y vois rien ! Où est l'éponge ? Le sang coule, si je ne l'arrête pas, mon cur se videra aussi pour remplacer tout cet amour qui s'en va ! Où est l'éponge, où sont mes lunettes ?"

Quand je suis revenue avec un morceau de drap que j'avais fini par arracher de mon propre lit, je ne l'ai trouvé nulle part, mon papa. Maman était restée là, assise sur le parquet, le dos appuyé contre la porte. Elle n'avait plus de chaussures, elle portait des collants couleur sable. La pointe et le talon de ses escarpins étaient aussi rouges que sa bouche. J'ai essuyé les gouttes de sang sur son menton et elle m'a demandé :
­ Il est parti ! Il est bien parti ? Sais-tu ce qu'il m'a dit ?
­ Non, je ne sais pas et je ne comprends rien
Je regardais la trace sur le parquet. Elle ressemblait à une queue de cochon écrasée. Un rose pâle qui me faisait penser à l'intérieur de mon corps.
­ Il faut que tu changes tes collants, maman !
­ J'ai effacé la trace, tu vois ?
­ Oui, mais tu as les pieds tout rouges maintenant !
­ Quel jour sommes-nous ?
­ Il doit être une heure ou deux heures du matin.
­ Tu as tes treize ans, alors ?
­ Je crois, oui
­ Tu sais ce que ton père t'offre comme cadeau d'anniversaire ?
­ Arrête, maman, je sais que tu es très triste
­ Il t'offre, en cadeau, son départ
­ Ce n'est pas vrai il va revenir !
­ Un jour, il reviendra pour t'emmener en Chine avec lui.
Sur ces mots, elle s'est relevée et on a regardé ensemble l'enseigne d'un bar s'éteindre par la fenêtre du salon. Quand le gérant a baissé la grille, elle a dit :
­ C'est fini, il est déjà loin maintenant !
­ Il est peut-être encore à l'aéroport, on pourrait le rattraper !
­ Non, il faut le laisser pour l'instant.
­ Tu crois vraiment qu'il y a des avions qui décollent au milieu de la nuit pour
­ Pour la Chine, il y en a toutes les heures, des avions ! Viens Lully, allons nous coucher !

Retour "Pekin est mon Jardin"


retour bibliographie